MARGUERITE
ET LE DRAGON
Ce qui arrive d’abord
avec ce film, dès les premières images, ou plutôt
dès que l’on découvre qui est le dragon de l’histoire,
c’est qu’on veut se réfugier, fuir ce que l’on
pressent, ne pas se laisser submerger par ce qui s’annonce
comme une trop grande violence intime. Alors on se dit : ce
n’est pas un film. Marguerite et le dragon n’est pas
un film. On se dit ce sont des films de famille, des bouts de films
comme chacun en a des dizaines qui croupissent quelque part, films
de famille tournés par un père, une mère, un
oncle, peu importe, au gré de qui passait par là,
près de la caméra – et celle-ci passe indifféremment
du super-8 à la vidéo, au numérique, peu importe,
donc, on se réfugie derrière l’impression d’amateurisme
que dégagent toujours les images tournées sur « le
vif », avec des moyens aussi artisanaux que la finalité
n’est pas fixée, aléatoire, souple, toujours
liée au hasard, aux circonstances qui la font naître.
Les films de famille ne concernent
que la famille qui en est l'héroïne. Ce sont des témoignages
d’instants privés, et rien ne semble pouvoir les faire
échapper à ce cercle familial qui les motive et les
délimite. Leur raison d’être est aussi leur raison
de ne pas être au-delà de la sphère privée.
Ce que nous aimons dans les films ce n’est pas de regarder
un père jouer avec un fils, une mère ou une grand-mère
chanter une comptine à une petite-fille, c’est seulement
d’y retrouver notre mère, notre sœur, notre enfance.
C’est seulement quand je regarde des films de famille dont
les protagonistes ne sont pas ma famille que me saute aux yeux la
banalité extraordinaire de leur contenu, de leur esthétique.
Ils ont tout de l’indifférencié de la carte
postale, et ce qui était extraordinairement personnel apparaît
soudain comme une expérience résolument banale et
indifférenciée, parce que toutes les familles réalisent
le même film de famille, reproduit à l’infini,
avec les mêmes sourires, les mêmes pauses, les mêmes
histoires. Sauf que les acteurs ne sont jamais les mêmes,
et que, pour chacun, celui dont le sourire et la présence
singularise l’image, est à jamais unique.
Donc, pressentant le dragon,
on pourra facilement revêtir l’armure, et dire, ceci
n’est pas un film, c’est un film de famille, c’est
donc une histoire ne concernant que ceux dont le film signale la
présence : une famille, des amis, des proches. Pas une
seule image de Marguerite n'a été tournée pour
ce film. Certaines ont été piochées de films
antérieurs réalisés par Raphaëlle Paupert-Borne
et Jean Laube, et glissées là, comme pour donner un
arrière-fond à l’ensemble. Ce sont les seules
images où n’apparaît pas Marguerite. Mais, à
la place, on y trouve souvent des moutons et des agneaux, des êtres
fragiles souvent livrés au loup, que les comptines et les
religions n’épargnent pas, au moins sur un plan symbolique.
Marguerite et le dragon, comme il y a les moutons et les loups.
Ceux qui sont mangés et ceux qui les mangent, dans les comptines,
mais aussi dans la vie, comme parfois la maladie mange les enfants.
Ce qu’on apprend tout de suite dans le film – car Marguerite
et le loup, pardon, le dragon, n’est pas qu’un film,
c’est un très grand film – c’est que Marguerite
est une petite fille qui a été emportée à
six ans par un dragon qui s’appelle « mucoviscidose ».
Le tout sur des images de la petite fille. Alors évidemment
on redoute le pire, et l’on prend vite ce que l’on redoute
pour ce que l’on voit. Or, que voit-on ? Qu’est-ce
qui transforme des images de film de famille en film tout court ?
Qu’est-ce qui transforme la disparition d’une petite
fille en éloge de la vie, en film d’espoir et de beauté,
et qu’est-ce qui, soudain, transcende une histoire personnelle,
au caractère purement autobiographique et à la dimension
cathartique évidente, en une expérience cinématographique
unique et puissante, qui nous concerne tous collectivement et, plus
violemment encore, chacun personnellement, intimement, sans mensonge ?
Quelqu’un a dit que
ce film n’était pas narratif, que c’était
une suite de vignettes, si l’on veut, ou de tableaux qui ne
renverraient qu’à eux-mêmes, qui seraient des
pures visions de joie. C’est vrai en partie. Mais ce qui fait
que le film dépasse la succession de scènes, et lui
donne une dimension à mon sens puissamment narrative, et
cherchant même ses ressorts du côté de la tragédie,
c’est qu’il est parfaitement construit, parfaitement
et très rigoureusement conté. On suit la trajectoire
d’une vie, de la naissance à la mort, avec ce qu’a
de bouleversant de savoir que tout geste, toute anecdote, parce
qu’il marque une vie trop courte, devient en lui-même
un événement. Chaque seconde est un miracle de vie.
Ce qui est vrai pour chacun de nous, mais que nous oublions en permanence,
est porté ici à l’écran à son
plus haut point. Chaque geste de Marguerite, chaque moment de sa
vie est un GRAND moment de vie, un pur moment d’existence
et de joie : l’enfant qui rit parce que sa mère
la pousse sur la balançoire, ce moment de joie enfantine
prend évidemment une dimension dont la beauté, au
lieu d’être amoindrie par la simplicité ou la
banalité de l’image, est au contraire exaltée
par l’absence d’effet, exaltée par sa banalité
et par le fait que tout le monde connaît cette image, tout
le monde a vu cette image, tout le monde a été la
mère de Marguerite, tout le monde a ri comme Marguerite,
tout le monde a été Marguerite. Et il n’est
pas impossible qu’à l’émotion d’entendre
rire Marguerite, sachant que ce rire s’est éteint,
j’entende aussi l’écho de ma propre enfance qui
s’est éteinte. Parce que la mort de Marguerite, c’est
aussi la mort de notre enfance à tous, nous qui sommes adultes
et perdus pour la vie, d’une certaine manière, puisque
nous n’avons plus ce plaisir de l’enfance à nous
multiplier chaque jour, ce pouvoir de transformation à l’œuvre
dans l’enfance – ce que le film rend magnifiquement :
le temps, dans l’enfance, ce n’est pas vieillir, c’est
gagner chaque jour plus de vie, plus d’être, et l’émotion
à partager plus encore que la veille.
On nous annonce que Marguerite
a été emportée par la maladie. Et puis le film
se déroule, ne montrant rien de tel, rien de ce qui va advenir,
fatalement advenir, puisque, tel l’oracle, la voix de Raphaëlle
Paupert-Borne nous a annoncé ce qui motive le film :
sa fin. Et la fin du film arrivera, on le sait. On attend et l’on
redoute ce moment, d’autant que ce qui est montré,
c’est toute la vie de Marguerite, dans sa fraîcheur
d’enfant, dans son espièglerie, dans son – oui,
on peut le dire même si ça peut faire cliché,
mais ici c’est vrai – dans son innocence (comme tout
être est innocent face à la maladie). C’est en
ça que le film développe son sens de la narration
et de la tragédie : ce qui doit arriver arrivera, inutile
de se faire croire que non. Et ce qui devrait montrer comment une
enfant se développe, comment elle grandit, devient la façon
de montrer comment elle approche en vérité du dragon
qui va la frapper. Ainsi, de voir Marguerite grandir, comme de l’entendre
dire qu’elle a trois ans, puis quatre, au lieu de nous réjouir,
nous bouleverse : un compte à rebours a commencé.
En littérature, le grand art est ainsi fait qu’il convient
d’attaquer par la contradiction et l’ellipse, le détour.
Homère ne dit pas qu’Hélène est belle,
mais que, « lorsqu’elle entra dans la salle, tous
les hommes se levèrent ». Et, plus récemment,
mais avec la même conscience, Koltès : « je
ne dis pas que mon personnage est triste, je dis qu’il va
faire un tour ».
Le film est magnifique pour
cela, que, précisément, il évite : ne
pas montrer ni dire la mort. Elle est en embuscade, nous la savons
terrifiante aussi pour ça, sa discrétion, qui est
aussi son omniprésence, et son omnipotence. De Marguerite,
nous ne voyons que ce qui est la vie, la vie vivante, la vie bouillonnante
et drôle, facétieuse, curieuse, alerte, d’une
enfant qui est la vie. Et la force de la narration du film, c’est
de ne parler de la mort que par son absence, par la naïve charge
de vie qui rayonne à travers le portrait de Marguerite. La
mort apparaît de biais, comme une légère ombre :
c’est le petit mousse de la comptine Il était un petit
navire qu’on va sacrifier, lui le plus jeune, le plus petit…
Alors on entendra encore
des voix un peu doctes pour dire que, « oui, ce film
est trop émotif, ce film n’est pas un film ».
Admettons, c’est vrai. Ce n’est pas un film, c’est
bien mieux qu’un film, c’est ce que les films essaient
de faire en se cassant les dents : faire comme s’ils
étaient la vie.
Pour regarder Marguerite
et le dragon, il faut enlever son armure, cette armure que vous
avez si chèrement acquise, qui vous protège de la
douleur et de la souffrance de vivre. Il faut bien vivre, comme
on dit, et l’on se protège comme on peut, derrière
des discours et des idées, des encyclopédies et du
savoir, derrière un travail et des activités, on se
range du côté des vivants en croisant les doigts pour
ne pas paniquer. Et puis parfois des films, des livres viennent
vous jeter à la gueule quelque chose comme la panique contre
quoi vous luttez. Alors vous pensez bien à dire que ce ne
sont pas des livres, pas des films, vous pensez à dire que
ça ne vous concerne pas, vous n’êtes pas dans
l’affect. Non. Vous avez peur, et vous avez raison. Nous avons
tous peur, et ce n’est rien, il y a la mort et le non-sens
de la vie, il y a la fureur et le danger partout, il y a la solitude,
la maladie, la violence incommensurable qui nous attend. Et nos
petites stratégies d’évitement, nos petits paravents
qui font rire tous les dragons du monde.
Alors ne croyez pas ceux
qui vous disent qu’il ne faut pas affronter le désespoir
et la violence des passions destructrices, ceux qui vous disent
qu’il ne faut pas regarder les dragons dans les yeux, ceux
qui pour vivre heureux veulent vivre cachés, c’est-à-dire
couchés. Regardez plutôt et écoutez ceux qui
osent regarder le malheur qui les a terrassés, regardez et
apprenez d’eux, les parents de Marguerite, parce qu’ils
vous disent à quoi peut servir l’art quand il ne sert
pas de décoration intérieure, et à quoi peut
servir la mémoire, la douleur, quand elle refuse d’avoir
peur des dragons et qu’elle se tient debout pour faire comme
les enfants. Parce qu’à la fin de la comptine le petit
mousse est sauvé. Marguerite n’est pas sauvée,
elle a perdu la vie, mais la vie, elle, a beaucoup gagné
à rencontrer Marguerite.
Le 25 mai 2009, Rome.
Laurent Mauvignier
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