Texte publié dans le catalogue du festival "Les
inattendus" à Lyon, pour expliquer la démarche
du "Panier Cinéjournal" (2001).
"Il ne s’agissait
que de transcrire ces trajets, pour rien, pour voir, pour
n’avoir pas à en parler, des enfants là,
pour éluder nom et prénom, déjouer
les artifices du il de rigueur dès que l’autre
est parlé".
"Ou apparait ce mot de commun auquel il suffit d’adjoindre
un "iste" pour nous dire que communistes nous
le sommes, puisque nous cherchons ce que commun peut évoquer"
Fernand Deligny
Tu me demandes d’écrire "sur notre cinéma,
celui qu’on défend"... Nous ne sommes
propriétaires de rien. Encore moins du ou d’un
cinéma. Nous n’avons donc rien non plus à
défendre, évidemment !
Je n’ai rien trouvé mieux qu’emprunter
chez Fernand Deligny le "dire" de ce que nous
agissons au quotidien. La pensée que le temps ne
nous offre pas de coucher. Et de te raconter un peu de
notre vie.
En outre le Deligny nous habite à
notre tour depuis quelques temps. Les circonstances de
voir enfin "Le moindre geste" en copie 35 mm,
de croiser son "auteur à têtes multiples"
(pour dire comme Eisenstein), de partager
avec Patrick Leboutte l’aventure
de "L’image, le monde". Il, mieux que
nous, raconte une part mystérieuse de notre vivance.
Tu trouveras peut-être que ces dires ne parlent
pas de cinéma à Peut-être (ça
ne nous importe pas). Mais ça parle de ce que Nous
faisons.
Et Nous, bien sur, est une question qui nous importe.
Hier, Pierre Gurgand est venu au "Polygone étoilé",
on se l’était promis depuis la projection
de ses films le 6 décembre 2001 (la fin des premiers
travaux dans notre "lieu habité") avec
les musiciens de "Longomaé" pour le son
d’un film et de la fête... Aaron, venu cette
année enrichir la tribu, tissant les liens, avait
imaginé que les films de Pierre avaient à
voir avec Nous justement. Pour entendre ce qu’Aaron
pressentait, on a réuni un public, quelque quatre
vingt voisins, presque réunis au bouche à
oreille, pour savoir ensemble, c’est-à-dire
voir ça ensemble; et on a mangé la chorba
après la projection (c’était ramadan
pour beaucoup de ces voisins-là, et ça aussi
c’était de Nous). "Jules et les siens",
film à tête multiple encore, est un film
qui cherche une histoire à partager avec des mineurs
(comme Stork et Ivens,
déjé, au Borinage), qui se cherche une histoire
commune, là-haut dans le nord, sur un autre territoire,
il n’y a pas si longtemps... 1979... Pas de quoi
en faire une Histoire... Nous en sommes, de l’origine
de cette préhistoire du cinématographe.
Pourtant, combien d’imbéciles révent
de lui en faire une, d’Histoire, au cinématographe!
Pressés de fermer les portes derrière eux,
de liquider le fond, de raconter qu’ils y étaient,
qu’ils ont tout vu... Qui tonitruent: "Voilà,
c’était LE cinéma
que JE vous ai présenté...
SA grammaire, SON vocabulaire
et SON sens giratoire, et maintenant
répétez après MOI:
JE tourne, TU tournes,
IL tourne ...!!!" (Les historiens
et les pédagogues c’est "le sabre et
le goupillon" du cinéma de ce temps).
Quand Pierre est venu, nous avons cherché dans
nos mémoires d’où Nous venaient les
choses, les noms, les mots, les gestes... Bref une géographie
("Cartes prises et carte tracée, ligne d’erre"
!) autant qu’une histoire à mettre en commun...
Deligny écrit: "Peut-être simplement
l’élaboration d’une espèce particuliérement
précaire et fugace d’idéologie qui
concerne ce nous-là en quète d’une
certaine cohérence".
Si nous n’avons pas parlé de Vertov...
C’est qu’une copie de "L’homme
à la caméra" prétée par
Pierre justement, avait ouvert déjà la première
séance de projection ici, au "Polygone étoilé"...
Une vision du film à 18 images par seconde (qui
est sa vitesse de prise de vue, sensiblement, c’est
à dire telle que la main la ressentait, dans le
geste du moment), telle qu’on ne la voit jamais.
Dans sa préface au "Dziga Vertov" de
Sadoul, Rouch écrit cette phrase mystérieuse
que je regrette n’avoir pas vue plus tôt pour
l’introduire dans l’échange ponctué
de longs silences que nous tenons avec lui depuis 1988
: "Dans ce manifeste des "Kinoks" (il y
a) tout le cinéma de demain, pas celui d’aujourd’hui
car nous ne savons pas encore réaliser les films
révés par Vertov".
Souvent Nous marchons dans les traces de Rouch... Les
réves d’origine du cinéma, ses utopies
aussi Nous importent... Nous avons parlé de Rouch.
Puis Pierre est reparti, avec l’envie partagée
de projeter en extérieur le "Panier Cinéjournal",
cet été à "Longomaé".
Le lendemain, ce sont trois jeunes algériens de
20-30 ans qui ont occupé le premier étage,
juste croisés à Belsunce par Gaëlle,
Caroline et Raphaëlle en tournage des "Cinépantomimes"
avec André, mécano de rue, son cric et sa
chandelle. Ils ont saisi le Nagra et la Bell Howell 16
mm, comme des objets incongrus et familiers... Donc importants.
Les filles sont descendues, et ils ont enregistré
là, entre eux, une bande son improvisée,
"sentimentale" a compris Raph. C’était
une chanson d’amour et de tristesse. Sentimentale.
Début janvier, ils reviennent faire les images.
Aurons nous diffusé le film avant qu’ils
soient renvoyés en Algérie et celui d’André,
dont la demande de naturalisation vient d’être
refusée. Pas faute de payer un "cher avocat".
C’est l’ordinaire des "Ateliers Cinématographiques
Film flamme", que ces gestes de rien devenus dans
l’instant "impérieux", ce réseau
d’échange qui dessine le Corps Commun que
nous désirons. Des traces sur les quais désignées
comme "La subtile mémoire des humains du rivage".
Pas de ces scénarios qui, comme toutes les lignes
droites mènent à Rome... Ou ce qui en tient
lieu aujourd’hui. Aux intentions Nous y substituons
des empreintes.
"A force de faire signe en vain, le geste devenant
impérieux, prend de l’ampleur. L’idée
ne nous vient pas que, ce faisant, nous faisons geste
et que ce geste, enfin perdu, entre en coéncidence
avec une constellation de choses, ce geste même,
faisant chose et non point signe. Et si la constellation
des choses repérées, ne manquait que cette
chose. Geste pour permettre que soit agi le coutumier,
le leurre nous reprend que nous avons fait signe; nous
voilà confortés dans notre croyance que
non seulement signe il y a, mais encore qu’il n’y
a que ça. Ainsi s’opère insidieusement,
la substitution totale de la mémoire d’éducation
à la mémoire d’instinct ou plutôt
d’espèce". Fernand Deligny: "Le
moindre geste peut faire signe".
Les "ABC" (Amis du Bon Cinéma) tonitruent
aussi que ça ne peut pas être du Bon Cinéma
ce que nous proposons (qui est fait par des "habitants"
sans "préparation", sans formation, sans
projets...). Car "il n’y a pas de Regard...
Pas d’Auteur... Pas de travail". Ce qui est
vrai sans doute. Mais nous aimons les mystères
(et pas les évidences du rayon des idées
acquises au supermarché des principes, comme :
Cinéma = Regard = Travail = Point de Vue = Auteur.
L’ordre est indifférent). Et il y a du mystère.
Ou plus précisément ce que Rouch appelle
"des objets inquiétants". Dans un article
publié au début des années 80 dans
"la nouvelle critique", Jean Rouch et Emile
Breton évoquaient "Histoire de Wahari"
de Vincent Blanchet et Jacques Monod, ce film, entiérement
parlé en dialecte Piaroa, racontant leurs mythes
fondateurs, et non sous-titré. Nous pouvons penser
que peu de spectateurs sont à même de goûter
aux subtilités du Piaroa... Essayons par ailleurs
d’imaginer le projet de produire aujourd’hui
ce film, suspendu à la décision d’un
responsable de "programmes audiovisuels" (toutes
chaines confondues)... Nous prenons exactement la mesure
des renoncements et désertions... Ou, comme écrit
F. Deligny: "La perte du N de la boussole désuette".
Le N de Nous.
Dans cet article donc, J. Rouch : "Ce qui me passionne,
c’est bien cela : mettre en circulation des objets
inquiétants. Des objets qui dureront longtemps:
ils resteront comme non pas les témoignages, mais
les témoins de quelque chose, et puis un jour,
effectivement, des gens essaieront de comprendre".
Et Nous sommes ces "cinéastes-là"...
Plus ou moins précisément... Disons, en
mouvement du coté des lignes d’erre et des
objets inquiétants... Loin du regard, dont nous
refusons la confortable mise à distance, mais proche
de cette position évoquée par Deligny :
au point de vue, il substitue un "point de voir"
("Point de voir / percevoir du p’tit bonhomme
en suspens dans l’usage du langage").
Nous parlons des "habitants" et "de point
d’appréhension". Loin du "Je"
encoquillé dans son "moi" ("...Et
quand je dis "je", je me sens innombrable".
Deligny !). Trop de réalisateurs font commerce
du monde ramené à eux-même. Soit par
goût du lucre ou du prestige, soit pour trouver
"chez les autres" ce qui les grandit eux-même,
justifie leur existence, conforte leur "image"
ou leur prétendu engagement. Ils ne craignent jamais
d’en rajouter pour assurer leur "couverture-morale"
(comme il y a une "couverture-maladie"). Des
films gavés de "social" et de "politique"
et de"dévoilement", des films "humanitaires",
ne sauvent en général que leurs auteurs...
à leurs propres yeux !
Rouch ajoute encore :
"Il y a un mot que nous avons inventé avec
Blanchet et Beauviala pour parler des caméras dont
nous disposons maintenant : nous disons que ce sont des
caméras de contact (...) elle est de moins en moins
cet obstacle entre 2 personnes et devient un outil, un
stimulant de contact". Et il rejette la caméra
"masque devant le visage" et les films du type
"candid caméra" ou"regard sur les
choses" qui l’accompagnent...
Aujourd’hui, dans un ouvrage considérable
qui peut constituer, par ailleurs, la première
pierre d’une histoire du cinématographe qui
s’écrira un jour, et sans doute le fondement
d’une pensée critique accompagnant cette
histoire, Marc-Henri Piault propose :
"Une anthropologie audiovisuelle, au sens où
nous l’entendons aujourd’hui, n’est
en fait rien en soi de précisément déterminé
et ne présage rien d’autre que la possibilité
permanente d’interroger les conditions de sa mise
en oeuvre. Elle offre une occasion exemplaire de mettre
en perspective une démarche dans ses procédures,
ses circonstances et ses finalités et ne se résume
donc pas à être un secteur spécifique
ou spécialisé dans un champ plus ou moins
englobant".
C’est, loin des chapelles "documentaristes",
décrire "précisément" notre
démarche, qui va de "La subtile mémoire
des humains du rivage" au "Scopitone Numérique",
sa forme mouvante de diffusion/échange. Plus loin
il cite Jean Epstein : "Toujours, découvrir,
c’est apprendre que les objets ne sont pas ce qu’on
croyait; connaitre davantage, c’est d’abord
abandonner le plus clair et le plus certain de la connaissance".
Cette citation pourrait servir d’exergue à
certaine chaine "culturelle", si elle était
autre chose que la chaine des maitres du savoir. Elle
pourrait servir de référence aux documentaristes
s’ils n’en étaient les valets intéressés,
"agentes in rebus" disait Straub au "cercle
de minuit" (il s’adressait à un apôtre
du numérique, aujourd’hui recyclé...
dans la préservation du film à l’UNESCO
traumatisé).
Donc il y a du mystère. Et du questionnement. Et
de l’inconnu. Assez pour stimuler des artistes.
Ce qui en chaque-un est artiste. Ce qui en chaque corps
commun est artiste. Et chez les spectateurs aussi. Qui
ne sont jamais décevants à cette aune là.
Contrairement aux "médiateurs".
Encore une fois, Nous sommes ces "cinéastes-là",
en mouvement entre aventure collective et personnelle.
Hier aussi, Patrick De Geetere (un de Nous), au montage
de son dernier film, s’émerveillait de pouvoir
travailler le virtuel en projection grand écran,
dans la "Chaine Cinématographique Sensible"
que nous mettons en oeuvre (que le montage soit virtuel
ou "traditionnel", nous utilisons cette même
possibilité). C’est que, dans l’outil
technique que Nous concevons (comme des silex frappés,
rien de plus ! car la technique aussi est une création
et construit les rapports que nous entretenons avec les
sons et les images... Autant qu’elle les révèle)
Nous sommes attachés à la salle noire et
aux originaux films, seuls supports actuels de la mémoire
du mouvement. Seuls supports qui autorisent le travail
de mémoire, libre du temps.
Aujourd’hui , se prépare la présentation
critique du N°2 de la revue "L’image, le
monde" le 16 janvier au "Polygone étoilé",
avec Patrick Leboutte et Jean-Paul Curnier (respectivement
fondateur et éditeur), et Alain Dufau pour l’Association
des Réalisateurs du Sud-Est. Et si, de cette "tentative"
journalistique, nous sommes complices (les yeux grands
ouverts !), c’est aussi qu’ils en sont un
peu, d’élaborer ce Nous. Dans cette livraison,
on trouvera un texte important de Fernand Deligny, consacré
au cinéma celui-là : "Camérer".
Nous y trouvons cette phrase qui est Notre :
"Camérer, c’est peut-être mettre
dans la caméra, dans la boite, des éclats
d’humain et c’est tout ce qu’on peut
en retrouver, de l’humain commun, des éclats.
"Au moment où je termine cette lettre, un
ferry vers la Tunisie vient de lancer son signal de quitter
le port, là, de l’autre côté
de la place de la Joliette où nous habitons. En
cette ville de tribus démantibulées, en
permanentes recompositions, en transit... En mal de Nous.